“Alphabet cyrillique est le fruit de plusieurs voyages qu’il m’a été donné de faire en Russie depuis une dizaine d’années. Toutefois, si le narrateur et ses acolytes s’aventurent jusqu’à Vladivostok et parcourent en tous sens la province russe, le livre n’est pas à proprement parler un récit de voyage. C’est bien plutôt une relation d’errances, tant géographiques que linguistiques, en « Soviétorussie » (selon le mot de Marina Tsvétaïeva) comme en ce pays imaginaire qu’on nomme parfois dans le livre « Cyrillie ».
Alphabet cyrillique n’est pas non plus un guide ou un essai sur la Russie. Il ne cherche pas à brosser du pays un portrait, mais vise bien plutôt à donner corps aux lignes de fuite que peut susciter la confrontation à l’étrangèreté de la matière et de la langue russes.
Une histoire néanmoins s’y trouve racontée, celle du poète Lermontov (1814-1841). Elle ne l’est pas de façon linéaire, mais sous la forme éclatée d’un récit épisodique dont les Lettres de l’alphabet russe sont comme les points de capiton.
Dialogique et choral, le livre fait entendre, outre la voix de Lermontov, celles d’autres revenants (un sosie de Leopardi ; un double de Kojève ; disorthographié, un pseudo B(e)audelaire…) qui lui donnent la réplique, tandis qu’un narrateur du nom d’Aïe Ivanovitch fait fonction de régisseur.
Entremêlant micro-fictions, bribes de poèmes, fragments autobiographiques, incises à caractère essayistique, jeux sur les langues (le français et le russe), dialogues et autres modalités énonciatives, Alphabet cyrillique est un livre au genre délibérément indécis. Puisqu’il se présente comme un abécédaire, il peut être feuilleté comme un album, au gré des mots russes sur lesquels chaque entrée propose ses variations linguistiques (en même temps qu’y vivent leur vie diverses échardes narratives).
Alphabet cyrillique, s’il contient un bestiaire et invite, accessoirement, à une réflexion sur l’art d’être grand-père, n’est certes pas un livre pour enfants. L’esprit d’enfance toutefois y fait valoir ses droits, en vertu de ce nécessaire abandon à l’espièglerie des mots que recommandait Novalis. Lequel abandon prend ici la forme d’une écoute de la sémantique dissidente et de la musicalité dissonante que font entendre, tressés à même le tissu du français (le colorisant et le créolisant), les mots russes. Sous cet angle, Alphabet cyrillique peut être considéré comme un traité de poétique – ou plutôt un supplément russe (revisitant Pouchkine, Mandelstam ou Daniil Harms) à une poétique du français.
Le recours à l’espièglerie n’interdit évidemment pas la gravité, quoique on ait tenu à enterrer bien profond parmi les mots le plus intime des émotions et affections. Elle n’interdit pas non plus les questions difficiles, décisives. Celle-ci par exemple (s’il est vrai que le voyage vers la langue russe est plus que jamais à contre-courant de l’époque) : qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, la poésie, la vie ?” (J.-Cl. P.)
éditions Champ Vallon, 8 janvier 2016, 366 pages.
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